Errance photographique à la frontière Paris-banlieue.
Lorsqu’on erre dans la « zone », on découvre mille visages à ce lieu de transit. On croise les riverains ou les passants sur les trottoirs. Découvre des édifices cimentés et des trésors de verdure. Entrelacs de bretelles et moments de poésie pure. Des espaces habités, envers et contre tout, et des déserts urbains, îlots de béton. Dans cet endroit qui n’est pas pensé pour qu’on y reste, surprise, il y a une vie. Et, bien que minérale, dure, sale, assourdissante, il y a une beauté.
Borderline a été sélectionné comme Coup de cœur de Sylvie Hugues pour les Lectures de portfolio 2016 de la Maison Européenne de la Photographie.
Projection dans l’auditorium de la Mep en juin 2016
Cette voie circulaire a été bâtie sur le tracé de l’enceinte Thiers, érigée entre 1841 et 1844 pour protéger la capitale. De part et d’autre de cette fortification, une zone de 250 mètres avait été déclarée non ædificandi, non constructible. Dès la fin du XIXe siècle, des bidonvilles s’y installèrent, dans ce qui finit par être surnommé « la zone ». L’enceinte Thiers fut détruite entre 1919 et 1929.
Cinquante ans plus tard, ce « boulevard » séparait Paris de sa banlieue, dans le plus pur esprit moderniste : priorité donnée aux véhicules, qui sont aujourd’hui un million chaque jour. Ce lien est devenu une frontière proprement hostile au piéton. Polluée, bruyante, inhospitalière, elle est marqueur du dedans et du dehors, de la capitale et de la banlieue, de Paris et du monde.
Et pourtant, lorsqu’on erre dans la « zone », en simple piéton, on découvre mille visages à ce lieu de transit. Longeant le ruban, 250 mètres d’un côté, 250 mètres de l’autre, on croise les riverains ou les passants sur les trottoirs. On découvre des édifices cimentés et des trésors de verdure. Des entrelacs de bretelles et des moments de poésie pure. Des espaces habités, envers et contre tout, et des déserts urbains, îlots de béton. Dans cet endroit qui n’est pas pensé pour qu’on y reste, surprise, il y a une vie. Et, bien que minérale, dure, sale, assourdissante, il y a une beauté.
De très nombreux photographes ont été attirés par cet espace singulier. On peut citer dernièrement l’ouvrage du collectif Babel (« Périphérique, Terre promise »), qui a réuni six regards différents, six approches. Mais aussi Jean-Manuel Simoès (Divergences), qui a produit un sublime reportage (« 35,04 ») dans l’esprit photojournalistique. À part, le travail abstrait en noir et blanc de Jean-Claude Gautrand sur les milliers de tiges d’acier dressées dans le ciel lors de la construction de l’ouvrage est d’une beauté à couper le souffle.
Mais bien avant eux, c’est Jean-Eugène Atget (1857-1927) qui a le premier fait le tour de Paris, dans cette « zone », pour photographier ses habitants. L’ancien homme de théâtre devenu photographe avait pour objectif de constituer une documentation pour les peintres. Documentation, documentaire. Il a photographié systématiquement Paris, ses petits métiers, et aussi, donc les habitants de la « zone », inconstructible, mais squattée par les miséreux, bien vite surnommés les « zonards ». C’est une collection de cabanes, un bidonville en somme, que l’on distingue sur ces images prises entre 1899 et 1913, et conservées à la Bibliothèque Nationale de France.
Le projet
C’est par hasard, un siècle plus tard, en 2013, (à l’heure du Grand Paris), que je me suis mis à arpenter la circonférence parisienne, toujours à pied. C’est à force de côtoyer les « boulevards des Maréchaux », comme on les appelle, que j’ai fini par les arpenter, appareil photo en main. Ayant habité près de la porte de Clignancourt pendant des années, avant d’emménager porte de Bagnolet en 2014, j’aime ces lieux de transition, parfois durs, où l’urbanisation cohérente héritée d’Haussmann a laissé place à un mélange hétéroclite d’époques architecturales et de classes sociales.
Photographiquement, je souhaitais une exigence de médium particulière : un moyen format argentique équipé d’un grand-angle. L’envie qui m’animait était de quitter la frénésie photographique du numérique qui accompagne mes reportages ou mes portraits pour ralentir, cadrer de manière réfléchie, et laisser l’imagination faire son travail entre le déclenchement et le développement.
Dans mes photographies, le bruit assourdissant du périphérique et son mouvement constant semblent se figer. D’un pas de côté, à moins de 50 mètres du vacarme, j’ai voulu montrer ces interstices qu’on ne voit que lorsqu’on ne cherche qu’à se perdre. Moins proche du street photographer que du peintre, dans la lenteur de l’action et la précision du cadre, j’ai cherché à voir la diversité des horizons, le choc des contraires, la multiplicité des obstacles, la laideur et la beauté. Mises bout à bout, comme un ruban d’image, ces photographies montrent un autre visage du périphérique et de ses abords.
La scénographie
Ce projet est pensé comme un ruban d’images, dans lequel la logique graphique l’emporte sur la démonstration géographique. Loin de vouloir orienter l’observateur, je souhaite le perdre, qu’il ne puisse comprendre immédiatement où la photographie a été prise. Qu’il s’interroge sur la possibilité de l’existence de ces lieux si près du boulevard, également. Les cartouches seront purement factuels, portant un numéro d’identification et une coordonnée gps. Un dépliant à l’entrée de l’exposition donnera les précisions nécessaires. Les photos seront contrecollées sur dibond, toutes au même format.