Les invisibles

Un documentaire photographique sur l’électrosensibilité en France

Marylène, Stéphane, Françoise, Yves, Marie-Pierre et les autres… J’étais parti photographier l’électrosensibilité, cette affection lointaine, étrange, intangible, et voilà que je rencontrais des hommes et des femmes si proches de moi. Des parcours de vie linéaires, normés, soudain distordus par une sorte d’allergie aux ondes qui rend intolérable le quotidien. Des maux de tête terribles, une confusion, un brouillard mental, bientôt suivis d’un grand isolement. En effet, comment échapper à ces ondes qui sont par définition partout, à l’heure où chaque zone blanche est listée par l’État pour être couverte par les opérateurs ? Comment en réchapper physiquement et mentalement, quand autour de vous, tous mettent en doute votre mal, et bientôt votre santé mentale ? Face à la totale absence de prise en charge, de soutien, ou même de crédit, chacun trouve des solutions de fortune. Certains se terrent sous des cages de Faraday de toutes sortes, d’autres s’isolent à l’abri d’une colline ou d’une vallée encore préservée. D’autres aussi, subissent en silence. Mais tous ont ce point commun d’avoir vécu une vie avant, une vie sans hypersensibilité, souvent connectée, équilibrée, moderne, et d’avoir basculé un jour, dans l’indifférence. Ainsi, ça pourrait être nous, demain.
Par une série photographique mêlant portraits intimes, natures mortes précises et paysages, j’ai souhaité montrer ces invisibles avec un regard sans jugement, mais pas sans émotion, à la fois documentaire et empathique.

Hélène, Vincennces. Son appartement est protégé par des tissages anti-ondes : les voisins refusent de couper le wifi. Graphiste de formation, elle essaie depuis son électrosensibilité de se reconvertir dans le stylisme pour EHS. Les vêtements protecteurs, équipés d'un maillage en fils métalliques, sont en effet rares et très chers. Elle se réfugie dans une cave louée en face du château de Vincennces, pour sous-louer son appartement en Airbnb. Elle s'y sent bien : il n'y a pas d'ondes.

Complément alimentaires d'Hélène. Peu reconnue par la médecine, l'électrosensibilité n'a pas de traitement médicamenteux. Les EHS se rabattent sur des compléments alimentaires, onéreux et non remboursés. Gingko Biloba, papaye fermentée… le budget peut être très conséquent.

Marie-Pierre, 33 ans, Vosges. EHS depuis 2016. « Ma tête, mon corps, mes membres… Mon corps entier souffre. Mon souffle se raréfie. Mon cerveau me lâche, les fautes d'orthographes se multiplient, les syllabes s'oublient. Je ne comprends plus les phrases que je lis. » Marie-Pierre travaillait à la Métropole du Grand Nancy avant d'être frappée par l'EHS suite à l'utilisation de tablettes connectées dans son service. Elle a vécu par la suite quatre ans sans électricité pour se protéger.

Encéphaloscan de Marie-Pierre, EHS. Cet examen médical contesté par le Conseil National de l'Ordre des médecins et depuis interdit prouverait son électrosensibilité. Tous les électrosensibles se heurtent à un problème de diagnostic et de parcours médical chaotique, entre déni et impuissance.

Marylène, Meurthe-et-Moselle, 24 ans. EHS depuis ses 12 ans, elle est aussi chimico-sensible et souffre de Lyme. C'était une adolescente hyperconnectée, avant de commencer à ressentir les effets des ondes. Aujourd'hui, elle souffre aussi des basses fréquences, et doit régulièrement couper le courant dans sa maison. Sans possibilité d'avoir un emploi, elle peint et crée des vêtements de chez elle, à l'aide de cette antique Singer – qui fonctionne sans électricité bien sûr.

Compléments alimentaires de Marylène. Doses quotidiennes. Il n'existe pas de diagnostic officiel de l'EHS, et encore moins de traitement. Les quelques médecins qui reconnaissent ce mal recommandent seulement des compléments alimentaires, mais les électrosensibles pratiquent très souvent l'automédication.

Yves, 74 ans, prêtre à Craon, électrosensible depuis 2016. Après des crises très incapacitantes survenues subitement, il a fini par trouver refuge chez des sœurs bénédictines. Une partie de son logement est sans électricité, car il supporte mal les basses fréquences également. Il porte une casquette et un foulard de protection, avec maillage en fil métallique.

Zone Blanche, Mayenne. « Parce que ce n’est pas tout de trouver une zone blanche. Mais qu’est-ce que je vais y faire ? » Yves, électrosensible. Il pourrait sembler curieux que beaucoup d'EHS vivent encore dans des zones à fort rayonnement, mais au-delà de la raréfaction des zones blanches, il reste le problème essentiel du quotidien : comment abandonner son lieu de vie, sa famille, son travail ?

Pylône tubulaire 46,1m TDF n° 451463, Moselle ; Quatre opérateurs de téléphonie mobile, FM, AM, radio numérique, faisceau hertzien.

Stéphane, région parisienne. EHS depuis 2011. Il a obtenu de son employeur un bureau au sous-sol, câblé en filaire pour éviter les ondes. Mais son corps lui rappelle quand elles sont présentes : eczéma, bégaiement… Après avoir abusé des compléments alimentaires jusqu'à faire une crise d'épilepsie, il se soigne aujourd'hui uniquement avec les plantes dont il a acquis une certaine connaissance.

Certificat de syndrome d'intolérance aux champs électromagnétique du docteur Belpomme. Controversés, ils ont valu à son auteur une procédure du conseil de l'ordre des médecins. Ils n'en ont pas moins aidé, pour les titulaires, à la reconnaissance de leur souffrance, auprès de leur famille ou de leur entreprise.

De nombreux EHS prennent des compléments alimentaires. Stéphane a opté pour les plantes. Pissenlit et ortie, principalement. L'absence de suivi médical des EHS est un des problèmes majeurs.

Eric, 53 ans. Il était informaticien à l'université de Jussieu à Paris et parfaitement valide jusqu'à l'installation de bornes wifi sur le campus. Maux de têtes insupportables, incapacité à se concentrer : « j'étais un zombie ». Il est depuis 18 mois en arrêt maladie.

Détecteur de champs magnétique. Tous les électro-sensibles en sont équipés.

Émine, 34 ans, électro-sensible. Elle vient d'acheter cette camionnette pour y vivre. Elle ne supporte plus les ondes depuis l'installation d'un compteur Linky à son domicile. Elle avait alors le projet de lancer une app sur iPhone, mais depuis elle a dû tout abandonner. Elle est aujourd'hui sans emploi et doit vivre sans ses deux enfants.

Mayenne, zone blanche. En janvier 2018, l’Arcep et le Gouvernement annonçaient des engagements des opérateurs pour accélérer la couverture mobile des territoires métropolitains : c’est le New Deal mobile. Après une identification par les collectivités territoriales, le ministre en charge des Communications électroniques arrête une liste des zones à couvrir. Ainsi, chaque opérateur sera tenu d'assurer la couverture de 5 000 nouvelles zones.

Contexte

J’étais arrivé en me promettant d’arrêter le travail si rien de concret ne laissait penser que l’affection était réelle; pour être tout à fait honnête, je craignais un peu les exagérations et les amalgames, comme tout le monde, je ne comprenais pas bien. Mais j’ai vite intégré que peu importait mon avis sur la question, les souffrances étaient réelles, et les parcours de vie, bouleversés. Et que cela pouvait nous toucher tous.

Voilà pourquoi j’ai voulu les photographier non dans l’habituel accoutrement pourtant si spectaculaire (cage de faraday textile), mais dans leur quotidien. Pour que chacun puisse se projeter.

Car dans son rapport de 2016, l’Anses estime qu’environ 5 % de la population française serait électrosensible (3,3 millions). Elle affirme que « les douleurs et la souffrance exprimées par les personnes se déclarant EHS correspondent à une réalité vécue, les conduisant à adapter leur quotidien pour y faire face.» Et si « les connaissances scientifiques actuelles ne mettent pas en évidence de lien de cause à effet entre les symptômes dont souffrent les personnes se déclarant EHS et leur exposition aux ondes électromagnétiques, néanmoins, les symptômes, qui peuvent avoir un retentissement important sur la qualité de vie de ces personnes, nécessitent et justifient une prise en charge adaptée par les acteurs des domaines sanitaire et social. »

Or aujourd’hui, le parcours d’un EHS est celui de la solitude et du rejet. La plupart ont d’immenses difficultés au travail, quand toutefois ils en ont encore un. Nombreux ont vu leur famille s’éloigner aussi, souvent dans les cas sévères, où, à l’intolérance aux ondes hautes fréquences, s’ajoute celle des basses fréquences. Alors le courant électrique devient problématique, et il faut le couper dès que possible. Finalement, la maladie devient sociale aussi, mêlant souffrances physiques, précarité et isolement.

À l’heure où l’hyperconnectivité est érigée en dogme, et sa contestation est balayée d’un adjectif méprisant, on peut s’interroger sur cette course en avant. Ces personnes photographiées ici sont-elles des cas isolés, ou le sommaire de ce qui nous attend tous, à l’aube de la 5G, et de ses objets connectés ? Dans le premier cas, il serait humain de les prendre en charge, de les aider, de les respecter. Dans le deuxième, il serait vital de prendre le temps des études épidémiologiques avant d’aller plus loin.